Les tisseuses du monde rural
Loin d’être le choix d’artistes indépendants du marché, le tissage dans les localités rurales est une production commerciale qui résulte de la pauvreté, une donnée qui ne constitue pas un argument de vente préoccupant. Durant la colonisation déjà, le tissage était présenté comme une aide aux femmes marocaines pauvres, une forme de commerce équitable avant l’heure. Pour les femmes rurales, la promotion sociale par le mariage signifie souvent la fin de la pratique intensive du tissage. Depuis la baisse du prix des tapis dans les années 1990, le bénéfice économique ne compense plus le sacrifice physique. La pression du marché rend le travail des femmes plus intense et en augmente la pénibilité, tandis que le poids du travail des hommes est réduit à cause de la sécheresse.Le tissage occupe les femmes de sept à dix heures par jour,
En rendant les tisseuses invisibles aux acheteurs, les marchands exploitent les inégalités locales (sociales, ethniques et de genre). Au sommet de la chaîne d’approvisionnement en tapis, les marchands des grandes villes touristiques, et en particulier de Marrakech, appartiennent majoritairement à la bourgeoisie citadine arabophone. Leurs intermédiaires, qui tentent de les concurrencer et qui sont pourtant contraints de négocier avec eux, sont issus de la petite bourgeoisie berbère montagnarde ou provinciale. Ils ont établi des relations de clientélisme ou ont des liens familiaux avec les productrices, via les hommes de leur famille.Ces intermédiaires berbères sont souvent eux-mêmes chefs de familles productrices de tapis, qui s’approvisionnent au marché local hebdomadaire (souk) et passent des commandes auprès d’autres familles.
La position oligopolistique des gros marchands leur permet de s’approprier la plus grosse part de la plus-value, sans risquer de capital directement dans le processus de production ou d’approvisionnement. La production domestique leur fait économiser tous les frais et désagréments qu’une production en ville impliquerait. De surcroît, la matière première et les outils de travail sont généralement à la charge des familles productrices. La responsabilité d’organiser, d’encourager la production à la montagne et de trouver de nouveaux produits et tapis plus anciens est laissée aux intermédiaires qui transmettent les commandes des gros marchands aux tisseuses et se chargent du transport, du nettoyage et du vieillissement des tapis .Les intermédiaires accentuent l’isolement géographique des productrices, d’une part en les empêchant d’avoir des relations avec les commanditaires et, d’autre part en favorisant la concurrence entre elles. Ainsi, les bazaristes de Taznakht refusent de traiter directement avec les tisseuses pour les contre-courant à vendre sur le souk où la compétition joue à leur avantage.
Par ailleurs, certains marchands ne paient pas la totalité du tapis, promettant de verser le solde plus tard, puis finalement n’honorent pas cette dette. Dans les villages, les marchands n’entrent pas en concurrence pour obliger les productrices à accepter leurs bas prix. Les épiciers sont aussi connus pour faire crédit à leur clientèle qui doit ensuite les payer en tapis. D’autres tactiques utilisées par les marchands pour s’approvisionner à bas prix cohérent à attendre les périodes de l’année où les familles ont besoin d’argent (ramadan, fête du mouton, rentrée scolaire).
Profitant de la défection de l’État et usant de leurs relations avec les autorités, les gros marchands tentent de maintenir les régions productrices et leurs souks inconnus des touristes. Leur monopole géographique, consécutif à leur longue implantation dans les grandes villes touristiques, oblige les intermédiaires, qui ne peuvent se permettre d’acquérir une boutique, de traiter avec eux. Le système de litra (lettre de crédit) est un contrat qui prévoit que le gros marchand paiera le solde lorsqu’il aura trouvé l’acheteur pour ces tapis, qui sont laissés en dépôt. Par ce subterfuge, celui-ci Sans valeur juridique, la litra,

En vivant à crédit aux dépens des intermédiaires, les gros marchands poussent ceux-ci à répercuter leurs pertes sur les plus petits dans la chaîne d’approvisionnement. Ils jouent sur les inégalités ethniques en tant qu’Arabes lettrés citadins par rapport aux Berbères de la montagne. Ils exploitent aussi les inégalités sexuelles locales (division sexuelle des tâches et des espaces) pour obtenir des prix bas. La subordination des femmes signifie que les tisseuses, en tant qu’épouses ou filles, sont limitées par les hommes comme un capital économique, et comme une main-d’œuvre gratuite et davantage corvéable que les hommes.Ceux-ci n’ont aucune intention d’apprendre à tisser et ce, pour des raisons idéologiques (c’est un travail féminin et qui porterait, par conséquent, atteinte à leur virilité) mais aussi pragmatiques : le travail pénible, répétitif et lourd revient aux femmes. Bien qu’il ne soit pas jugé comme naturel, mais plutôt comme l’aboutissement d’un apprentissage résultant d’une longue pratique, ce savoir technique féminin n’est valorisé qu’en ce qu’il a intégré les femmes selon la norme lieu patriarcal. Reconnaître l’importance économique de leur participation au bien-être familial — c’est-à-dire reconnaître le tissage comme un travail — signifierait pour les hommes une perte de pouvoir.En effet, grâce au travail des tisseuses, les hommes ont accès au statut d’adulte en devenant marchand, l’un des seuls emplois locaux réputés (car permettant la mobilité hors du village). Les marchands jouent sur cette dévalorisation du travail des femmes dans leurs transactions avec les parents masculins des tisseuses. Comme travail domestique collectif, le tissage est payé à la pièce au chef de famille plutôt qu’en salaire à chaque tisseuse, ce qui revient moins cher aux marchands. Les membres masculins des familles sont plus malléables que les femmes qui subissent le coût du travail (effort, temps, santé).Les transactions ayant lieu loin des yeux de celles-ci, les maris peuvent taire les prix obtenus, soit qu’ils en soient honteux, soit qu’ils veuillent garder un pouvoir total sur la gestion de l’argent familial.
L’invisibilité des tisseuses permet aux marchands d’alimenter une mythologie de l’authenticité qui leur donne une position d’experts. Niant la créativité contemporaine des tisseuses et le fait qu’ils profitent individuellement d’un patrimoine collectif qui leur est étranger, ils dissimulent leur influence sur l’esthétique locale. Pour stimuler l’originalité, ils interdisent la copie… et leur rôle dans la reproduction ou le vieillissement des tapis.
Les tisseuses sont les premières surprises de leurs motifs si plaisantes à l’acheteur, occultent pourtant le rôle des tisseuses par rapport à l’objet. Ces dernières — désignées pour leur seul savoir ancestral — sont des ‘artistes’ sans identité ni singularité, qui n’ont de valeur qu’absentes, abstraites ou décédées, puisque les tapis les plus cotés sont les tapis anciens. Faute d’artistes vivants, la littérature sur les tapis marocains insiste sur les consommateurs prestigieux (Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, etc.). Les collectionneurs-marchands finiront de se mettre en scène, partant à la conquête d’horizons présentés comme inaccessibles pour sauver les derniers textiles marocains de l’oubli.Ils satisfont ainsi la soif de leur clientèle pour l’exotisme, la nostalgie d’une époque traditionnelle révolue,
La position de monopole des marchands est contestée par les nouveaux arrivants améliorés et marocains qui donnent une meilleure part de revenus aux tisseuses pour la production de tapis contemporains.
En effet, des associations et coopératives ont vu le jour, elles vendent les tapis des tisseuses au nom du commerce équitable et de l’aide aux femmes. Le choix des prix revient aux tisseuses qui délèguent la commercialisation à l’association, auprès de laquelle elles laissent leurs tapis en dépôt, avec possibilité de les récupérer si elles le désirent. Les prix sont négociables — les touristes marchandant systématiquement — mais les tisseuses gagnent toujours davantage que si elles vendaient aux marchands locaux.
Le projet pilote « Tapis Ait Khozema » est un très bon exemple. C’est un projet d’entraide qui a mûri sous la supervision professionnelle de W. Stanzer, un scientifique et professeur de tapis autrichien maintenant soutenu par un certain nombre de galeries européennes sélectionnées à travers le monde. Pourtant, il ne s’agit pas d’aide au développement, mais d’affaires “équitables” avec neuf villages de la tribu berbère des Ait Khouzema.
Face à cette concurrence, certains bazaristes prennent en compte la visibilité des tisseuses comme argument de vente : ils ont changé le nom de leurs boutiques qui inclut désormais une référence à “la femme berbère” ou se présente comme des associations travaillant au bénéfice des tisseuses. De même, les hommes membres des coopératives créées dans les années 1980 disent aider les productrices gratuites, de leur part, le prélèvement d’un faible pourcentage, alors qu’ils sont en réalité des commerçants à la tête d’entreprises et qu’ils exploitent le travail des tisseuses.
Pour assurer la sauvegarde des savoirs et savoir-faire liés aux métiers de l’artisanat marocain, le département de l’Artisanat et l’Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) viennent de signer lundi 28 novembre 2022 un accord de coopération. Les maîtres-artisans marocains se verront accorder le titre de « trésors humains vivants ». Cet accord de projet vise l’instauration d’un système durable de transfert des compétences et de transmission des savoir-faire liés aux métiers de l’artisanat, dont ceux qui ont été classés par l’inventaire National mené par ce même ministère, avec l’appui de l’Unesco, étant menacés de disparition.
Dans les grandes villes
Le tapis citadin se fabrique dans des usines et des locaux appartenant à des bazaristes et marchands transformés en industriels à la tête d’entreprises familiales de tapis situés dans les grandes villes du royaume. La forte demande et l’engouement sur le tapis R’bati de médiouna ou de Fès par exemple pendant les années 70 et 80 jusqu’au début des années 90 a poussé le secteur à s’organiser soit légalement en petite et moyenne entreprise soit en usines clandestines.
Un tapis citadin très riche de motifs et de couleurs géométriques ne peut être confectionné sans un plan. Les dessinateurs qui maîtrisent cet art au Maroc sont comptés au bout des doigts.
Le marché de l’emploi a toujours souffert également de la rareté de la main d’œuvre féminine au niveau des grandes villes qui s’est convertie en main d’œuvre qualifiée et mieux payée dans des usines de confection et de textiles.
Les dites structures ou PME peuvent fabriquer à l’identique et grâce à la contribution et à la créativité des designers une grande quantité de tapis vendus localement et peuvent en assurer la logistique pour le vendre sur tout le territoire marocain.